Éthique d’un paysan
Le paysan est gardien. Sa vie ne répond pas à la question : « Quelle trace vas-tu laisser ? » , mais à la question : « Que vas-tu préserver ? »
La vie, essentiellement, c’est de la peine qu’entrecoupent des moments plus doux où l’on souffle.
Le temps est maître. Le temps qu’il fait décide. Le paysan maudit et bénit ce ciel.
Tout changement est d’abord une menace. Après on s’en arrange.
Le vécu trouve dans le langage son expression avant tout dans les silences.
Pas d’issues avant la dernière heure. Le travail est un horizon permanent.
Le paysan sait s’épargner pour durer. Il sait aussi s’user pour passer.
La pénibilité du labeur est pour le paysan une souffrance bénigne. La non-reconnaissance de son travail est pour lui une plaie maligne.
Ses mains usées portent en elles-mêmes la tradition (comme une tendresse).
On aime son travail comme on aime une mère possessive, dure et belle à nos yeux.
Les paysans goûtent la sueur de chaque chose qu’ils mangent. En conséquence, ils n’en perdent pas une miette.
En déplaçant des montagnes, certaines questions se posent, d’autres pas. Les questions des paysans ne sont pas celles des intellectuels. Mais ils peuvent partager leurs sommeils.
Les problèmes sont toujours nouveaux ; les évènements toujours les mêmes.
Le paysan est soumis à une vie de labeur et c’est ainsi qu’il trouve sa liberté. Il est le digne esclave de sa tache.
D’une année à une autre, d’une saison à une autre, d’une journée à une autre, les mêmes gestes reviennent et marquent la continuité du temps. Tel un air joué sur les touches d’un accordéon alors que le soufflet se gonfle ou se replie, respire.
La satisfaction qu’offre le fruit du travail est proportionnelle à la peine et l’importance qu’accompagne la réalisation de ce travail.
Le but à atteindre ne s’atteint pas. C’est un arc-en-ciel.
Il n’y a pas à être optimiste ou pessimiste : il y a à faire plus que de raison.
L’activité du paysan est manuelle. Sa portée est humaine.
La question du choix pour un paysan est une question de composition. Il est partie du paysage.
Pour dire : « Je suis en vie », il dit : « J’ai du pain sur la planche. »
A Sketch for an Ethical Portrait of a Peasant
The peasant is a guardian. His life is a reply not to the question: What will you leave behind you? but to the question: What did you save or preserve?
Life is essentially effort interspersed with moments during which one recovers one's breath.
Weather is the master. The Weather decides. The peasant curses and blesses the sky.
Every change is at first a threat. After, one gets used to it.
What has been lived is expressed in spoken language, above all in its silences.
There's no way out before the last breath. Work is the permanent horizon.
The peasant knows how to spare himself so he can go on. He also knows how to push himself so he can get by.
The hardness of work is for the peasant a clean complaint. The non-recognition of his work is an open septic wound.
In his worn calloused hands he carries Tradition, as if caressing something.
One loves one's work as one loves a mother. A possessive mother, whom one recognises as both hard and beautiful.
Peasants can taste the sweat in everything they eat. Which is why they never waste a morsel.
Whilst moving mountains, certain questions come up and others don't. A peasant's questions are not those of an intellectual. But both can join each other in sleep.
Problems are always new; happenings are always the same.
The peasant submits to a life of labour and thereby finds his freedom. With a constant dignity he is the slave of his own task.
From year to year, from season to season, from day to day, the same gestures repeat themselves and mark the flow of time. Like a tune played on the keys of an accordion, whilst the bellows breathe in or breathe out.
The satisfaction of a job done is proportional to the hardness and attention which accompanied the doing of the job.
The goal to be reached is never reached. It's a rainbow.
It's not a question of being optimist or pessimist: what's waiting to be done is endless.
A peasant's actions are manual. Their purpose is human.
The question of Choice for a peasant is a matter of composition. He belongs to the landscape.
To say "I'm alive", he says "There's bread on the table."
2010
[Translated by John Berger}